François Héran critique la politique migratoire de la droite sénatoriale : du dogmatisme au lieu du pragmatisme

"La majorité sénatoriale a remplacé le pragmatisme par le dogmatisme"

Enseignant au Collège de France et détenteur de la Chaire Migrations et société, François Héran est un expert en matière d'immigration. Il a également écrit "Immigration, le grand déni" (Seuil).

Par Gregory Poussielgue, Nathalie Silbert

Comment percevez-vous le projet de loi sur l'immigration tel qu'il a été adopté par le Sénat ?

Il s'agit d'un projet qui s'efforce de freiner l'intégration. Par exemple, imposer un délai de dix ans pour demander la naturalisation plutôt que cinq, alors que cela permet une meilleure intégration sociale. Ou bien rallonger le délai pour demander le regroupement familial de 18 à 24 mois : pourquoi prolonger la séparation des couples ou des familles pendant six mois supplémentaires ? En ce qui concerne l'idée d'exiger un niveau de langue plus élevé pour autoriser un séjour de plus d'un an, c'est un peu comme mettre la charrue avant les bœufs : il faut plus d'une année pour maîtriser le français au niveau exigé par les sénateurs. La langue est un moyen d'intégration, elle ne devrait pas être utilisée comme un critère de sélection à l'entrée, sauf si l'on souhaite privilégier les migrants de nos anciennes colonies. Autant de mesures symboliques dont les conséquences n'ont pas été correctement évaluées.

Étiez-vous plus enclin à soutenir le premier plan proposé par le gouvernement ?

L'écrit initial était plus mesuré, notamment en excluant de la discussion l'assistance médicale de l'Etat ou la modification du Code de la nationalité. Il traitait de la légalisation des travailleurs non déclarés d'une manière concrète. La droite sénatoriale a remplacé le pragmatisme par l'idéologie dogmatique.

Quelle est votre opinion sur les actions prises pour encourager les expulsions ?

Je comprends la volonté de diminuer le volume des litiges relatifs aux étrangers, qui représentent la moitié du travail des tribunaux administratifs. Une partie de ces litiges est due au fait que l'Etat ne parvient pas à respecter les délais légaux pour délivrer les documents nécessaires. Il y a des ordres de quitter le territoire français (OQTF) qui sont justifiés, mais il est inutile d'en envoyer à des jeunes qui ont obtenu un diplôme et un emploi et qui contribuent positivement à leur communauté locale. La loi se trompe lorsqu'elle tente de devancer un processus d'intégration déjà en place.

Comment percevez-vous la nature de la discussion sur l'immigration ces derniers mois ?

Il est surprenant de voir Les Républicains s'engager dans une escalade de déclarations en ignorant les faits. Cela a été visible lors des primaires présidentielles ou du débat pour la tête du parti. Affirmer que l'immigration familiale est un "aimant" est un mensonge. Suite aux nombreuses lois introduites depuis l'époque de Charles Pasqua, celle-ci a diminué. Une autre fausseté est de critiquer l'article 8 de la CEDH en prétendant qu'il force "automatiquement" (selon les mots d'Eric Ciotti) le regroupement familial.

Si vous mettez en parallèle les idées actuelles des LR avec les déclarations du FN, maintenant appelé RN, d'il y a une décennie, vous constaterez une parfaite concordance.

L'article 8 offre une multitude d'exceptions et la Cour de Strasbourg accorde aux nations une large « latitude d'évaluation ». Par ailleurs, les pays qui appliquent rarement le regroupement familial restent toujours membres du Conseil de l'Europe. Affirmer que les magistrats européens nuisent à notre autorité dans ce secteur est une illusion.

Est-ce que la nature des discussions en France indique un triomphe des concepts et de l'éloquence du Rassemblement national ?

C'est indéniable. En comparant les positions actuelles des Républicains avec les anciennes déclarations du Front National, maintenant connu sous le nom de Rassemblement National, il y a une décennie, on constate une convergence totale. Sur le sujet de la politique migratoire, les Républicains ressemblent désormais à une copie du Rassemblement National.

Il est couramment affirmé que la France aurait gagné un attrait excessif pour les immigrants. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Il n'y a aucune confirmation de cela dans la réalité. On pourrait examiner l'allocation pour les demandeurs d'asile, l'aide médicale d'Etat (AME), le droit de naissance, les allocations familiales, etc. et soutenir que chaque mesure est trop généreuse et attire trop de monde. Cependant, si c'était le cas, nous devrions voir un nombre de réfugiés ou de migrants beaucoup plus élevé que ce que notre population ou notre économie ne le justifierait : la France représente 15% de la population de l'Union européenne et 18% de son PIB.

Si notre système de sécurité sociale était si séduisant, on s'attendrait à ce que beaucoup plus d'expatriés optent pour la France.

Au cours de la dernière décennie, seuls 4% des Syriens qui ont réussi à soumettre une demande d'asile en Europe l'ont fait en France, tandis que 54% l'ont fait en Allemagne. La même tendance se retrouve chez les Afghans, avec 11% ayant demandé l'asile en France et 34% en Allemagne. Si notre système de protection sociale était si attrayant, on devrait voir un nombre beaucoup plus élevé de réfugiés opter pour la France.

La discussion s'est principalement concentrée sur l'article 3 concernant la légalisation des immigrants sans documents dans les professions à forte demande. Pensez-vous que cette action est justifiée ?

Absolument. L'article 3 fait référence à des individus qui ont travaillé en France pendant une longue période et dont la famille est déjà installée. Il n'est pas question d'inviter de nouveaux arrivants : l'argument du "tirage au sort" est trompeur. Le souci avec la circulaire Valls est qu'elle se limite à suggérer des critères pour l'officialisation. C'est au préfet de décider "au cas par cas", de manière arbitraire, d'accorder ou non une admission exceptionnelle au séjour.

Le plan Darmanin lance un système 'au fil de l'eau', qui est l'exact opposé d'un courant non maîtrisé.

L'initiative Darmanin lance un système "en continu", qui est tout sauf un flux non maîtrisé : l'employé sera normalisé s'il remplit les conditions établies par la loi. Les cas similaires recevront le même traitement partout dans le pays. Cependant, il est nécessaire de laisser tomber la référence aux professions à forte demande : c'est un concept trop instable, surtout dans les secteurs qui embauchent sans passer par l'agence pour l'emploi.

La France est-elle séduisante en matière d'immigration pour le travail ?

Elle a été en retard pendant une longue période, car l'admission directe des travailleurs était proscrite depuis 1974. C'est sous l'égide de Nicolas Sarkozy que cette pratique a été réinstaurée, bien que de manière très limitée. Sous la présidence d'Emmanuel Macron, elle s'est développée puisque le privilège du passeport talent a été élargi aux employés des entreprises novatrices. Aujourd'hui, la France se rapproche des autres nations européennes en termes d'importance de l'immigration liée au travail.

Est-ce que la France, considérant son développement démographique, nécessite d'augmenter son immigration professionnelle ?

Le vieillissement de la population en Europe est davantage dû à l'augmentation de l'espérance de vie plutôt qu'à une diminution de la natalité. D'après des prévisions de l'ONU, la population française en âge de travailler (entre 25 et 64 ans) pourrait diminuer de 10% sur une période de trente ans dans une situation sans immigration. Avec le taux actuel d'immigration, cette diminution serait limitée à 6%. Plus d'immigration serait nécessaire pour maintenir le nombre de personnes en âge de travailler.

Nous contribuons à la société principalement pendant nos années intermédiaires. C'est dans cette tranche d'âge que se trouvent la majorité des immigrants.

Nous apportons notre part à la communauté surtout durant notre âge moyen. C'est précisément cet âge que la plupart des migrants ont.

Devrait-on mettre en place des actions pour encourager une immigration sélectionnée et de haut niveau ?

La France a des exigences à toutes les échelles de compétence. Que ce soit dans le domaine de la restauration, du ménage, de la surveillance, de l'assistance à domicile, et bien d'autres. En outre, le besoin en médecine est également important, en raison des répercussions persistantes du numerus clausus. Au cours de la pandémie de Covid, diverses recherches ont souligné l'importance cruciale des immigrants dans des domaines moyennement qualifiés comme les technologies de l'information. Ces emplois sont plus faciles pour eux à obtenir, car ils nécessitent des compétences en résolution de problèmes, indépendamment du bagage culturel familial.

Comment l'immigration affecte-t-elle les finances de l'État ?

En 2021, l'OCDE a démontré que l'impact était neutre. Nous sommes une charge pour la société aux deux bouts de notre existence, mais nous contribuons financièrement au milieu de notre vie. Les immigrants se situent généralement dans cette tranche d'âge et sollicitent moins les services de protection sociale. Ils sont à la fois producteurs, consommateurs, payeurs d'impôts et de cotisations sociales. L'opinion selon laquelle ils volent l'emploi des autochtones repose sur l'ancienne idée que l'économie est un gâteau de taille déterminée.

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